Cette 15e édition de la Biennale d’art contemporain de Lyon est conçue comme un écosystème, à la jonction de paysages biologiques, économiques et cosmogoniques. Elle se fait ainsi le témoin des relations mouvantes entre les êtres humains, les autres espèces du vivant, le règne minéral, les artefacts technologiques et des histoires qui les unissent.
En écho à la géographie même de Lyon, Là où les eaux se mêlent est le titre, emprunté à un poème de Raymond Carver, de la 15e Biennale d’art contemporain. Elle investit pour la première fois, outre le macLYON et de nombreux lieux associés, les halles désertées des anciennes Usines Fagor, situées au coeur du quartier Gerland. Cet espace en jachère – dont les vestiges (machines oubliées, béances et absences créées par l’usure du temps et par l’action humaine) font coïncider l’ancien monde industriel et les promesses d’un avenir incertain – sera le théâtre d’un système d’échanges politiques, poétiques, esthétiques et écologiques.
Circuits courts
Ce paysage traversé et traversant est aussi celui d’un glissement qui marque l’apogée de l’âge industriel en Europe et son achèvement spéculatif au cours du XXIe siècle. Mais nous n’y sommes pas encore, et pour l’heure, l’être humain qui s’est longtemps tenu face au paysage, produit de ses désirs, de ses projections et de ses sédimentations, est ici considéré comme une composante parmi d’autres.
Fruit de multiples collaborations entre les artistes et les entreprises lyonnaises et de la région Auvergne-Rhône-Alpes, la 15e édition de la Biennale d’art contemporain de Lyon réunit des œuvres produites spécifiquement sur le principe des circuits courts. Ces partenariats entre les artistes et le bassin technique, industriel, intellectuel et associatif local, proposent un modèle de production des œuvres d’une ampleur inédite, inscrit dans le territoire conçu comme une matière dynamique, en permanente évolution.
Ce sont ainsi une cinquantaine d’artistes de toutes générations et nationalités, dans une distribution paritaire, qui ont été invité·e·s à concevoir des œuvres in situ. Favorisant le dialogue avec les acteurs sur le terrain et le site lui-même, son histoire et son architecture, cette nouvelle édition de la Biennale met donc l’accent sur la production en tenant compte du contexte socio-économique dans lequel elle s’inscrit. Avec un nombre volontairement restreint d’artistes, produisant de grands gestes, des ensembles conséquents ou des actions plus discrètes, elle entend faire la part belle à la découverte et à l’expérience d’œuvres ambitieuses sans les réduire à une démonstration curatoriale. Cette exposition fait ainsi le pari de l’inattendu et cultive des zones de friction entre des œuvres et des pratiques ne se laissant jamais totalement apprivoiser. Reflétant la grande ouverture internationale qui fait son histoire et sa spécificité, avec une majorité d’artistes pour la plupart peu ou pas présenté·e·s en France, elle valorise aussi la diversité de la scène artistique hexagonale représentée par environ un tiers des participant·e·s.
La jonction des paysages
Investissant aussi bien le sol et les sous-sols du site (Sam Keogh, Minouk Lim, Ashley Hans Scheirl et Jakob Lena Knebl) que ses hautes sphères (Stéphane Calais) et ses murs (Dale Harding, Stephen Powers), le paysage sédimenté de la Biennale se construit par superposition et surimpression, porosité et enchevêtrement. Elle se conçoit comme un vaste écosystème, à la jonction de paysages biologiques (l’ensemble des échanges avec le vivant, qu’il soit végétal, animal ou bactériologique), économiques (l’ensemble des échanges avec les ressources et les appétits qu’elles concernent : produire, distribuer, consommer) et cosmogoniques (l’ensemble des relations avec l’esprit du monde et donc la conscience de notre place dans l’Univers). C’est de fait dans une perspective quasi-alchimiste que Pamela Rosenkranz, Bianca Bondi ou Mire Lee donnent corps et souffle à des solutions chimiques et des matériaux synthétiques qui poursuivront leur métamorphose durant toute la Biennale. Inspirées par la proximité de la vallée de la chimie, et ce que l’artiste Isabelle Andriessen appelle les « matériaux zombis », ces artistes font communiquer le vivant et la matière inerte produite de toutes pièces par la main de l’homme ou la machine sur une temporalité qui bien souvent excède celle de l’exposition. C’est aussi le cas avec le gigantesque alambic que Thomas Feuerstein active au sein de la Biennale, transformant le site en un vaste bouillon de culture où se rencontrent et se mêlent la machine et l’organique, l’eau et le métal, le mythe et la science.
Mutations plurielles
Un second axe s’impose naturellement au visiteur à mesure qu’il traverse ce site industriel déchu. Cet ancien fleuron de l’industrie lyonnaise incarne, à lui-seul, la violence des mutations économiques et propose un paysage en transition auquel les artistes, particulièrement sensibles aux impacts sociétaux de ces transformations, ont à cœur de répondre. Les gestes, les habitus, l’économie et la vie sociale ont progressivement déserté ces espaces et ces transformations représentent des défis à la fois politiques, philosophiques et humains. Felipe Arturo interroge ainsi la chaîne de production et de consommation de l’industrie du café, tandis que Yu-Cheng Chou explore la monétisation du temps et la place de l’humain dans la chaîne de services. Le travail en tant que moteur de production fait ainsi face à des mutations qu’explore par exemple Marie Reinert en allant à la rencontre des entreprises et des industries de la région.
Si les artistes embrassent des problématiques contemporaines liées à ces transformations sociétales, c’est aussi l’expérience politique d’un mélange de temporalités et de géographies qui se dessine dans le parcours de manière transversale. Ainsi en est-il des machines robotisées de Fernando Palma Rodriguez, inspirées par la mythologie préhispanique, ou encore des centaures imaginés par Nico Vascellari, se livrant à une lutte de suprématie dans la jungle du marché automobile. Léonard Martin rejoue La Bataille de San Romano (1456, Paolo Uccello), tandis que Stephen Powers s’inspire des peintures d’enseignes américaines pour écrire ses lettres d’amour sur les murs de l’espace public. Des relations de l’humain avec les autres règnes du vivant et du non-vivant, mais aussi avec sa propre histoire et les mythes qu’il a élaborés jusqu’aux craintes et aux fascinations liées aux usages des technologies les plus récentes ; l’un des fils conducteurs qui parcourt l’exposition est ainsi une interrogation sur la place, la représentation voire l’absence de l’homme au sein d’environnements dont il n’est plus le centre.
Nombre d’artistes de cette Biennale (Rebecca Ackroyd, Malin Bülow, Megan Rooney ou Victor Yudaev) mettent d’ailleurs en scène des costumes sans tête, des personnages « ventriloqués », des corps flottants et des visages grimés. Au macLYON, l’homme fait l’objet d’un démembrement consciencieux pour devenir un simple élément décoratif dans les visions hallucinées du duo Daniel Dewar et Gregory Gicquel. Enfin, des paysages inspirés de la tradition picturale bouddhiste réalisés à l’aide de rebuts de construction de Pannaphan Yodmanee, aux grands ronciers en fonte d’aluminium proliférant dans l’espace par Jean-Marie Appriou, ce sont aussi des visions d’un monde d’après la présence humaine qui émergent. Mais à l’instar de Supportive (2011), grande installation immersive de Gustav Metzger – une des rares œuvres existantes présentées dans cette Biennale et empruntée pour l’occasion aux collections du macLYON – dont les variations colorées évoquent aussi bien un paysage technologique et psychédélique que le flux et le reflux des vagues d’un tsunami, les œuvres de cette Biennale ne se laissent cloisonner dans aucun paysage déterminé. Elles en sont davantage les composantes qui s’entremêlent et se ramifient afin de plonger les visiteurs dans une expérience qui témoigne de la complexité du monde contemporain, de ses territoires et de ses représentations.
Vases communicants
Là où les eaux se mêlent est ainsi une exposition imaginée comme un paysage plissé où chaque vague et chaque crête, chaque sommet et chaque creux, chaque bifurcation, chaque variation en somme, ouvre sur de nouvelles perspectives et mises en relation. Vue du ciel, cette carte-là ressemble à n’importe quel atlas. À hauteur d’yeux, elle prend au contraire du relief et rend lisible au sens propre comme au figuré cette double réalité que recouvre le paysage, compris à la fois comme une transformation matérielle de l’environnement et sa représentation culturelle. Une image que l’on embrasse et un milieu au sein duquel le vivant et le non-vivant, l’humain et le non-humain interagissent. Une projection mentale et un système de relations en mouvement constant. Une émotion où l’intérieur et l’extérieur se rejoignent comme les affluents d’un fleuve. Dans le système de vases communicants perméables et ruisselants qui tiennent aujourd’hui lieu de réalité, ces croisements feront germer dans l’ensemble des lieux de la Biennale des jardins fantastiques, des créatures hybrides, des bouquets d’histoires épiphytes, des parfums synthétiques et des machines mythologiques. Mais aussi des couleurs, des cristaux, des chants et des infrabasses qui pourraient s’adresser à nous, humains, autant qu’à nos contemporains : les végétaux, les animaux, les minéraux, les souffles et les chimies, les ondes et les paysages.
L’équipe curatoriale du Palais de Tokyo
Adélaïde Blanc, Daria de Beauvais, Yoann Gourmel, Matthieu Lelièvre, Vittoria Matarrese, Claire Moulène et Hugo Vitrani.